Durant dix ans, de 1976 à 1985, Jacky Ickx, le plus célèbre des pilotes belges, a défendu les couleurs de Porsche en compétition. Une décennie glorieuse, ponctuée de succès par dizaines, dont quatre victoires mémorables aux 24 Heures du Mans…


Jacky Ickx, racontez-nous comment a débuté la belle aventure avec Porsche, en 1976 ?

« Cette époque correspond plus ou moins à mon insuccès en Formule 1. En 1974 et 1975 j’étais chez Lotus avec des difficultés croissantes sur la voiture. Je n’arrivais que très difficilement à réussir des performances comparables à celles de Ronnie Peterson, qui était donc logiquement privilégié dans ce team, qui rencontrait, en outre, de sérieux problèmes financiers. En 1975, ce fut pire encore ! Je crois être sorti violemment de la piste à trois reprises, avec des arbres de roues qui sectionnaient les barres de direction… Bref la confiance n’y était plus. Ne trouvant pas de voitures en F1, j’ai recherché une alternative. Je n’avais pas de projet et Porsche entamait son retour en force avec la 935. Si je me souviens bien, Martini, notre partenaire commun, nous a mis en relation. J’ai retrouvé Jochen Mass et c’était parti ! »

« J’étais leur  meilleur ennemi… »

En 1976, première course à Mugello, où vous remportez d’emblée un succès retentissant lors des 6 heures… Cela scelle une belle relation, non ?

« Ce n’était pas une performance exceptionnelle difficile car j’étais au volant de la meilleure voiture… Mais je dois vous avouer que ma relation avec Porsche remontait à bien plus longtemps.  Elle était le résultat de tous les « ennuis sportifs » que j’avais pu lui causer auparavant! Je dirais qu’avant 1976, j’étais… le meilleur ennemi de Porsche. Depuis la fin des années soixante, nous étions des rivaux en puissance. Ferdinand Piech était un jeune ingénieur sur les 917, lors des courses de côte et de montagne où Porsche prenait part au Championnat du Monde. Je peux me tromper mais, à l’époque, je pense pouvoir dire que j’étais pratiquement le seul pilote à pouvoir influencer le résultat d’une course face à Porsche. Ce fut le cas aussi en endurance, et surtout au Mans, où j’avais été à plus d’une reprise la cause des défaites de Porsche. J’avais un facteur de résistance important, j’étais très solide et je pouvais tenir un rythme élevé sur une longue période, en enchaînant parfois trois relais. À force de côtoyer Helmut Bott et Ferdinand Piech – que je vois du reste encore régulièrement aujourd’hui – mais aussi Norbert Singer, une véritable relation s’est construite. Une relation basée sur le respect mutuel…»

En 1979, vous mettez un terme à votre carrière en F1, pour mieux vous consacrer à l’endurance et à d’autres projets… 

« Je considère l’année ’79 comme un véritable tournant dans ma carrière. Mes six dernières courses en F1 servirent de déclic. C’est là que j’ai compris que je n’aurais plus jamais envie d’aller chercher les 2 ou 3 dixièmes de secondes qui me séparaient de Laffite. Une de mes qualités est d’avoir toujours bien compris quel était le moment opportun pour changer d’air avant d’être chassé. J’ai donc pris un an de congé, sans même avoir la certitude que j’allais recommencer… »

Et néanmoins, vous décidez de poursuivre… avec Porsche !

« Oui. J’avais été épuisé par l’intensité de mes 15 premières années de carrière, qui avaient été fulgurantes et très intenses. Au total, j’ai fait 35 saisons de sports mécaniques au sommet de la compétition. Cela fatigue mentalement, car il n’y a pas de place pour la demi-mesure. Il faut toujours être au maximum…Dans ce contexte,  à cette époque, et après une année sabbatique, Porsche m’offrait une superbe alternative. Je me sentais bien dans cette belle équipe. C’était une relation basée sur la confiance et la fidélité. Porsche m’a offert la possibilité de commencer une deuxième carrière. C’était une entreprise familiale. Tout le monde se connaissait, du haut jusqu’en bas de l’échelle. Au même titre que de courir un jour pour Ferrari, faire partie de l’équipe officielle Porsche était une référence, quelque chose de solide, de concret. C’était un but en soi.

« Porsche m’a offert une deuxième carrière »

L’esprit d’équipe, nécessaire en endurance, n’est-il pas difficile à acquérir lorsque l’on est pilote et donc fatalement habitué à se focaliser sur ses propres performances ?

« Evidemment. La course automobile est un sport d’individualistes et d’égoïstes. Mais paradoxalement, on ne peut obtenir des résultats qu’en fédérant un équipe. Il serait d’une extrême candeur de croire qu’un palmarès se construit sur un talent individuel. Je n’étais finalement que le bras armé d’un groupe de gens qui me faisaient gagner dans l’anonymat le plus total. Dans cette discipline, on ne peut jamais parler à la première personne… »

Et pourtant, le 11 juin 1977, lors de cette mémorable édition des 24 Heures du Mans, on a eu l’impression que vous étiez le principal artisan de l’incroyable succès de la Porsche 936…

 « Je pense franchement que c’est la course la plus magique et la plus hallucinante que j’ai vécue sur l’ensemble de ma carrière. Tous ceux qui ont vécu ces instants exceptionnels partagent ce sentiment. Peut-être ai-je été le moteur de cette formidable remontée. Mais je n’étais pas seul. C’était valable pour chaque membre de l’équipe. Je crois que Jürgen Barth n’a jamais été aussi performant que lors de cette course…Et on a transformé en victoire ce qui était d’abord apparu comme une débâcle. J’ai creusé de tels écarts sur l’armada Renault qui était confortablement installée en tête que personne n’y croyait. »

En évoquant cette course extraordinaire, on a parlé d’état de grâce?

« Oui, c’est vrai, j’étais en état de grâce. J’ai enchaîné les triple relais, durant 3h45, dans des conditions incroyables, à la vitesse d’un Grand Prix. Il y avait du brouillard, de la pluie, des flaques partout ! Durant la nuit, nous avons pulvérisé les Renault. Mais je n’ai été que l’étincelle de la flamme qui a brûlé ce jour-là pour l’ensemble de l’équipe Porsche. Les mécanos, les ingénieurs, tout le monde le monde a été transcendé par cette même fièvre de remonter progressivement au classement général. Car lorsqu’à 19 heures vous êtes 41ème au classement à 10 tours des leaders et que, toutes les heures, vous gagnez une place, finalement tout le monde se met à y croire, même si c’est complètement irréel. Hurley Haywood n’a, lui non plus, jamais accompli de chronos pareils au Mans… Ce jour là, il s’est passé quelque chose de vraiment unique et de rare. Ensuite, l’histoire s’écrit. Quant à Jürgen Barth il a fini la course sur 5 cylinres. J’aurais été incapable de subir cela. D’abord, j’étais exténué. Et puis je n’aurais pas supporté cette tension de pouvoir tout perdre à n’importe quel instant… » 

« La 935 ‘Moby Dick’ était incroyable »

Est-il facile, pour les individualistes que sont tous les pilotes, de partager sa voiture avec un équipier ?

« La réponse est simple : oui, puisqu’on n’a pas le choix. Ce qu’on partage, c’est la victoire. L’entente avec un équipier se base surtout sur la transmission des informations lors des relais. L’important est de bien cibler les problèmes et de les communiquer le plus clairement possible avec celui qui prend le volant après vous. L’avantage d’être leader, c’est que l’on peut aussi orienter ses choix. Cela se fait de manière mutuelle. Dereck Bell était mon choix, mais il a décidé, lui, de terminer sa carrière avec Stuck.»

De la 935 à la 962, de toutes les Porsche que vous avez pu piloter en compétition, laquelle vous a laissé le meilleur souvenir ?

« La période de la 935, de la « Moby Dick » était incroyable. C’était un véritable monstre. Car il faut savoir que, chez Porsche, la course n’a jamais été une distraction. Il n’était pas seulement question de promotion. Pour chaque projet, il fallait – et il faut toujours – qu’il y ait une motivation intellectuelle des ingénieurs, voire un exercice de style, pour s’améliorer et faire progresser la marque. Oui, cette 935 était vraiment extraordinaire! »

En termes de défis, celui du Paris-Dakar avec la Porsche 959, était encore plus… personnel, non ?

« Sincèrement, avec le recul, je considère que les années les plus intéressantes de ma vie, je les ai connues après 1980. Si vous me demandez ce que j’ai préféré dans mon existence de pilote, ce n’est pas du tout d’avoir fait de la Formule 1 ou d’avoir remporté des Grands Prix. Ce qui a le plus compté, c’est la découverte de Thierry Sabine et de l’Afrique. Plus globalement, c’est de m’être ouvert un horizon à 180°, tellement plus large que celui d’un pilote professionnel en circuit qui, fatalement, est contraint de vivre sur un monorail, avec des oeillères. C’est mono-culturel.  J’ai plus appris dans ce troisième volet de ma carrière sportive que dans les deux premières… »

« La production 911 devait s’arrêter en 1983…»

A-t-il été  difficile de convaincre Porsche à se lancer dans l’aventure africaine ?

« Les choses se font quand elles doivent se faire. Et puis, la voiture existait. L’envie aussi. Et peu de gens savent qu’il s’agissait, au départ, d’une 911. Je vais d’ailleurs vous faire part d’une anecdote que peu de gens connaissent (sourire). Cela se passe en 1983, dans le bureau de Monsieur Helmut Bott, patron de la recherche et du développement. Au mur, il y avait les graphiques représentant toutes les perspectives des produits Porsche dans le temps. Chaque modèle avait sa ligne de vie symbolisée par un trait s’arrêtant à une certaine date. Le trait de vie de la Porsche 911 s’arrêtait… en 1983. Fin de série ! Nous sommes en 2010 et la 911 est toujours le fer de lance de la marque. N’est-ce pas extraordinaire ? Mais il n’y a pas de secret : c’est une voiture parfaite. Tout cela pour vous dire que nous sommes partis d’une voiture du Safari Rally et le hasard veut que nous étions, à l’époque, en pleine réflexion sur  la traction intégrale. C’était le « bébé » de Roland Kussmaul. De là est née la 911 Carrera SC 4×4 qui est devenue, par la suite, la 959. Il y avait donc à la fois l’envie, la voiture et le « Dakar » qui devenait un gros événement. Il ne manquait qu’un modèle quatre roues motrices, qui était en préparation. J’ai engagé les voitures sous mon propre nom. Personne n’était prêt à parier un franc sur la réussite de ce projet et… ça a marché! À l’époque, n’oublions pas que nous n’étions que 20 personnes en tout pour 3 voitures en course. On ne changeait rien sur les voitures, même lors de la journée de repos ! »

Malheureusement, cette belle aventure commune prendra fin en septembre 1985…

« Oui, effectivement. Je ne me suis jamais remis de ce terrible accident aux 1.000 km de Spa qui coûta la vie à Stefan Bellof. J’avais atteint la limite de ce qui était supportable intellectuellement. Non pas que je me sente responsable de ce drame mais il n’en était pas pour autant plus supportable. C’était l’horreur absolue. Il était le pilote de F1 de l’année, remarquable sous la pluie. C’était le pilote que tout le monde attendait en Allemagne. Toute cette affaire a été une tragédie d’incompréhension et de fatalité… Aujourd’hui, ce type d’accident n’arriverait plus. Les voitures ont changé et, surtout, les circuits ont été adaptés. À l’époque, le Raidillon était un vrai virage et les dégagements étaient bien moindres. Après cela, on se pose 25.000 questions, du pourquoi et du comment… On s’interroge aussi profondément sur la fatalité. »

« Ma préférée ? La 928 S… »

On parle avec de plus en plus d’insistance du retour de Porsche en LMP1, la catégorie reine aux 24 Heures du Mans. Qu’en pensez-vous ?

« Je crois effectivement que ce serait une bonne chose pour la marque. Car je ne vois pas beaucoup d’autres endroits où Porsche pourrait aller aujourd’hui. Il n’y a que Le Mans qui peut servir de véritable projet industriel à cette marque prestigieuse. De plus, je crois que Porsche a besoin aujourd’hui du sport pour son image. Une nouvelle victoire aux 24 Heures du Mans serait la meilleure publicité pour la marque… »

A titre privé, vous avez également longuement roulé en Porsche. Vous en avez même possédé quelques-unes. Quel modèle préfériez-vous ?

« J’ai roulé dix ans en 928 et en 911 Turbo. J’ai encore eu une 911 il n’y a pas si longtemps. Pour parler très franchement, je considère que la 928 S était, à son époque, la voiture la plus incroyable du monde. Après, il s’agit d’une question de goût. Mais vous savez, les goûts et les couleurs… Et je ne vous parle pas, bien sûr, de la 911, qui est un modèle fabuleux de classicisme et de fiabilité…»

Porsche’s Ickx files…

En dix ans de collaboration, Jacky Ickx et Porsche ont bâti un palmarès commun tout à fait… hors du commun. Une carte de visite incroyable, qui peut se résumer en quelques chiffres :

 

74 courses. Entre ce jour du printemps 1976 (21 mars) et cette première course remportée à Mugello en compagnie de Jochen Mass et le 25 septembre 1985, Jacky Ickx a disputé pas moins de 74 courses pour Porsche, exclusivement en endurance, sans oublier, bien sûr, ses trois participations au Paris-Dakar (1984, 1985, 1986).

 

26 victoires. Vingt-six succès, tous en endurance dont, bien évidemment, quatre victoires aux 24 Heures du Mans, avec, en tête de liste, celle décrochée en 1977 au volant de la Porsche 936-77, aux côtés de Jurgen Barth et de Hurley Haywood, au terme d’une incroyable et folle remontée.

 

46 podiums. On ne parle jamais que des victoires. Les podiums, aussi, ont leur place dans un palmarès. Avec Porsche, Jacky Ickx et ses équipiers respectifs, en ont conquis pas moins de 46. Autrement dit une « rentabilité sportive » de 62%. C’est presque surréaliste!

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