Fils d’immigrés italiens, rien ne prédisposait Eugène Saraceni – appelez-le Gene Sarazen ! – à une carrière de champion de golf. Et pourtant !


C’est l’un des premiers grands champions de l’histoire du golf moderne. L’un des plus étonnants aussi. Né en 1902 à New York de parents italiens, Eugène Saraceni – c’est nom officiel – n’est vraiment pas destiné à une carrière dans les milieux huppés des greens de l’Amérique de l’entre-deux Guerres. Fils d’un modeste charpentier, il grandit dans le quartier très modeste de Harrison et participe à l’effort familial en collectionnant les petits boulots pour ramener quelques dollars à la maison. Adolescent, on le retrouve ainsi employé à la distribution du journal « Saturday Evening Post » ou à la récolte de vieilles ferrailles ! Les temps sont durs, la Première Guerre Mondiale bouleverse l’économie du pays et Eugène Saraceni est à mille lieues d’imaginer que la gloire l’attend au coin d’un green…

« Au début, je ne réfléchissais pas. Je jouais à l’instinct… »

Mais le destin est parfois curieux. A seize ans, le jeune homme est victime d’une vilaine pleurésie qui l’oblige à élire résidence au Brigeport Hospital. Durant une semaine, les médecins craignent même carrément pour sa vie. Mais, robuste, le jeune garçon s’en tire miraculeusement. « Durant votre convalescence, je vous suggère de ne pas trop travailler et d’exercer un job en plein air où l’on marche beaucoup» lui glisse, à sa sortie de clinique, le pneumologue de l’endroit.

Message reçu cinq sur cinq! Les professions répondant à ces critères ne sont pas légion dans la région. Eugène frappe, dès lors, à la porte du Brooklyn Country Club et se fait engager comme « responsable de l’entretien » et comme caddy. A l’époque, le golf est en plein boum aux Etats-Unis. Et les clubs réclament de la main d’œuvre.

Saraceni se pique vite au jeu. Il a toujours été attiré par ce sport étrange réservé aux « riches ». Alors, il profite de la situation. Après le boulot, il se surprend à frapper des balles au practice, inoculant le virus du swing dans sa peau ! Ses progrès son fulgurants. Doué, il brûle les étapes au soleil de son talent. Les membres du club, étonnés par ce petit bonhomme au swing dévastateur, ne cessent de l’encourager. Et, rapidement, dans sa tête, le doute n’est plus permis : c’est bel et bien une carrière de « pro » qui lui tend les bras.

Le gain de son premier tournoi à Providence (quel joli nom !), à Rhode Island, sert de déclic. Tout d’ambition habillé, il change de nom, se rebaptise Gene Sarazen (c’est tellement plus…américain !) et se lance définitivement dans le métier…

Il ne regrettera jamais son choix! Au contraire : sa carrière sera l’une des brillantes de l’histoire. Il a 20 ans lorsqu’il s’adjuge son premier US Open en 1922. Il en a 71 lorsqu’il signe un « hole in one » lors du British Open de 1973 ! Oui, le golf est décidément le sport de toute une vie. Et sans cette maudite pleurésie, tout indique qu’il aurait coupé du bois dans la menuiserie familiale…

L’albatros d’Augusta

Le premier grand succès de Sarazen à l’US Open 1922 défraya toutes les chroniques des gazettes, tant elle était inattendue. Inconnu au bataillon, ou presque, il signe quatre tours remarquables, rentrant une carte de 68 le dernier jour et dominant l’imbattable Bobby Jones ! Tenace, Sarazen remet quelques mois plus tard son ouvrage sur le métier en remportant l’USPGA, au nez et à la barbe de Walter Hagen, autre héros du moment.

Deux Grands Chelems en deux mois : pour un débutant, c’est assurément impressionnant. Jamais le golf n’a enfanté une telle révélation ! Histoire d’en avoir le cœur net, un promoteur organise, dans la foulée, un match défi entre Sarazen et Hagen, pompeusement intitulé «World Golf Championship ». Au sommet de son art, Sarazen le remporte, faisant définitivement taire les mauvaises langues. Jamais un nouveau venu ne s’était imposé aussi vite.

Est-ce la pression ? Est-ce son côté « Professeur Tournesol », un rien tête en l’air ? Toujours est-il qu’après cette entrée en matière exceptionnelle, Gene Sarazen traverse une période plus difficile, sorte de traversée du désert. « Au début, je ne réfléchissais pas. Je jouais à l’instinct. Mais, peu à peu, je me suis mis à gamberger. Et après mes premières contre-performances, j’ai commencé à me poser de nombreuses questions… » expliqua-t-il plus tard.

L’homme est, il est vrai, un perfectionniste qui cherche sans arrêt à améliorer son swing, en modifiant notamment régulièrement son grip. Jamais sans doute joueur n’a été à ce point obsédé par les détails techniques, croisant et entrecroisant sans cesse ses doigts autour du club pour dénicher la formule miracle.

Après huit ans d’éclipse où il fut privé de grandes victoires par les ténors du moment, Gene Sarazen revient aux affaires en 1932, là où on ne l’attendait pas : à Sandwich, lors d’un British Open. «Je veux gagner un jour le British Open, quitte à faire le trajet à la nage » avait-il confié à ses proches. Deuxième en 1928, troisième en 1931, il s’impose donc enfin en 1932, en tandem avec le célèbre caddy Ski Daniels, considéré comme l’un des maîtres de la profession et que Hagen lui avait « prêté » pour l’occasion. Ce succès de l’autre côté de l’Atlantique redonne évidemment confiance à l’immigré italien. Sur sa lancée, ce dernier remporte son deuxième US Open à Fresh Meadow !

Il ne lui reste plus qu’à compléter son œuvre en remportant le Masters, seul « Major » qui manque alors à son tableau de chasse. Ce sera chose faite en 1935. Et de quelle façon ! Cette année-là, le tournoi d’Augusta, inventé par Bobby Jones, fête son deuxième anniversaire. Horthon Smith a gagné la première édition. Et Craig Wood est en train de remporter la deuxième. Pour espérer rejoindre son adversaire, déjà rentré au vestiaire avec un score de six sous le par, Sarazen est condamné à l’exploit et à trois birdies sur les quatre derniers trous.

Sur le trou n°15, un énorme par 5, il frappe un excellent drive de départ et se retrouve à 200 mètres du drapeau. Nul ne sait quelle bonne fée passe alors au-dessus du fairway. Toujours est-il que le New Yorkais sort de son sac un bois 4 et frappe un coup d’anthologie qui survole le petit ruisseau devant le green et s’en va mourir dans le trou. Il vient de signer, sans doute, le plus bel albatros de l’histoire du golf. Revenu à égalité avec Wood, il remporte évidemment le tournoi lors du playoff. Aujourd’hui encore, le pont qui enjambe le ruisseau du trou n°15 d’Augusta porte le nom de son héros.

Inventeur du sandwedge

Au total, durant sa fabuleuse carrière, Gene Sarazen remportera sept levées du Grand Chelem : un Masters (1935), deux US Open (1922 et 1932), un British Open (1932) et trois USPGA (1922, 1923, 1933). Il deviendra, par la même occasion, le premier joueur de l’histoire à inscrire à son palmarès les quatre levées du Grand Chelem. Seuls, ensuite, Ben Hogan, Gary Player, Jack Nicklaus et, bien sûr, Tiger Woods réussiront le même exploit.

Têtu et obstiné, homme de passion, Sarazen signa une carrière particulièrement longue. Il participa par exemple à la bagatelle de six Ryders Cup pour son pays entre 1927 et 1937.

Ses adieux officiels sont encore dans toutes les mémoires. Ils eurent lieu lors du British Open de 1973 sur le parcours mythique du Royal Troon. L’Américain avait été fêté par les organisateurs pour sa longévité dans l’épreuve, lui qui y avait fait ses débuts cinquante ans plus tôt. Pour les remercier de cette attention, le septuagénaire leur offrit le plus incroyable des cadeaux : un « hole in one » sur le fameux trou n°8, mondialement connu pour son green diabolique aux allures de timbre-poste ! Les caméras de la BBC retransmirent en direct ce coup de génie et la petite danse qu’improvisa, sur le tee, l’artiste : un moment inoubliable !

Au vrai, Sarazen était un personnage déroutant, toujours de bonne humeur, avec son « sourire de chat » ! « Gentleman golfeur », il a marqué plusieurs générations par son talent et son inventivité. Son curieux physique détonnait dans les Club Houses : petite taille, épaules carrées, visage buriné. Sa façon de marcher, très rythmée, un peu à la façon de militaire ou d’athlètes, horripilait les puristes, habitués à davantage de pondération.  Mais, sur les fairways et sur les greens, l’homme répondait à sa façon aux critiques,  improvisant des coups magiques  grâce à des mains de pianiste et un sens inné du coup juste!

En marge de son palmarès en béton armé (7 Majors, 39 titres sur le circuit américain et une longévité unique en son genre), Sarazen marqua aussi le golf par quelques créations très personnelles ! Il inventa, par exemple, le sandwedge, club aujourd’hui incontournable dans le sac de tout joueur.

Au début du siècle, c’est avec des clubs traditionnels, assez fermés, que les golfeurs étaient invités à sortir des bacs à sable ! Ils frappaient souvent en force, espérant que la balle ne fuse pas trop loin ou ne reste pas coincée dans la trappe ! Las de tant de chipoteries, Gene Sarazen  se mit en tête de façonner un club beaucoup plus ouvert, capable d’épouser la nature du sol et de sortir en douceur du sable. Bricoleur doté d’une imagination sans pareille, l’Américain sortit donc de sa chapeau le premier sandwedge de l’histoire. Une véritable révolution qui fut bien vite adoptée par la majorité des champions !

Epicurien et passionné, Gene Sarazen joua toute sa vie au golf. En avril 1999, un mois avant son décès à Marco Island, en Floride,  il était encore présent à Augusta pour donner le coup d’envoi du Masters avec ses copains Byron Nelson et Sam Snead. Très populaire aux Etats-Unis auprès de toutes les franges de la population, il participa à de nombreux shows télévisés. Honoré de toute part, membre du « World Golf Home of Fame », il restera dans le grand livre de l’Histoire du golf comme un champion différent, venu au golf par hasard, proche des gens et heureux. Où il y avait du Gene, il y avait du plaisir…

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