Auteur inspiré du mythique parcours d’Augusta National, théâtre du Masters, le champion américain était un surdoué du golf qui se lassait même de ses propres victoires. Portrait d’un champion pas comme les autres.


Reportée plus tard dans l’année pour cause de coronavirus, la 84e édition du Masters se disputera sur le parcours d’Augusta. Et, comme de coutume, un hommage sera rendu à Bobby Jones, génie du golf qui créa, en 1934, ce légendaire tournoi.

On l’a défini comme le Rimbaud des greens. Une sorte de poète du swing, doué au point d’en être insolent et capricieux. Et c’est vrai que cette image d’enfant gâté surdoué colle bien au personnage de Robert Tyre Jones Junior, plus connu sous le nom de Bobby Jones. Il est toujours délicat et illusoire de comparer les générations. Mais tous les historiens s’accordent à dire que ce joueur, né pour le golf comme Mozart pour la musique, fut l’un des meilleurs de tous les temps. Son histoire est à l’image de l’homme : déroutante, mélange d’enfer et de paradis, de plaisirs et de souffrances.

Né à Atlanta le 17 mars 1902, Bobby Jones connut une enfance difficile. Malade et fragile, ses médecins ne lui donnaient que quelques années à vivre. Mais grâce à l’amour de ses parents dont il était le fils unique, il repoussa une première fois ses limites pour devenir un petit garçon normal.

C’est au practice du club voisin de East Lake que le jeune Bobby fit ses débuts golfiques. Ses parents voulaient qu’il pratique un sport afin de marcher et de s’aérer. Son premier professeur, l’Ecossais Stewart Meide, ne se doutait pas, en découvrant cet élève malingre, qu’il accueillait l’un des plus grands champions de tous les temps !

Ceci dit, Bobby Jones prit peu de leçons. Doté d’un don inné et autodidacte absolu, il brûla les étapes au soleil de son seul talent. Il avait le swing dans le sang, en usait et en abusait. Champion junior de son club à l’âge de 9 ans, il participa à son premier US Open amateur à l’âge de 14 ans, remporta le championnat de Géorgie à 15 ans et celui du Sud des Etats-Unis à 16 ans. Jamais l’Amérique n’avait enfanté un artiste de cette dimension. A ce rythme, Bobby Jones ne tarda d’ailleurs pas à entrer dans les livres. Du haut de ses 21 ans, il remporta son premier Open des Etats-Unis, en 1923 !

« Un véritable surdoué »

Il faudrait une bibliothèque pour conter les mille et un secrets de ce joueur fascinant, qui refusa obstinément de passer professionnel et qui combina le golf avec ses études d’ingénieur, d’abord, et sa vie d’homme d’affaires, ensuite.

Au vrai, Bobby Jones était un véritable surdoué. Il ne s’entraînait qu’au putting, sur des putts de quatre ou six mètres. « Ceux qu’il faut rentrer », disait-il. Pour le reste, il maîtrisait tous les coups, à commencer par ses fers qu’il collait systématiquement au drapeau. Toujours tiré à quatre épingles, très « british » dans son code vestimentaire et dans son éducation, il se gardait simplement de serrer trop son nœud de cravate afin de ne pas se sentir oppressé durant les compétitions.

Très angoissé avant de monter sur le tee numéro un, le champion géorgien était à la fois un hypernerveux et un grand sensible. Avant chaque tournoi, il était pris de crampes d’estomac. Et il lui arrivait de perdre sept kilos durant une seule compétition !

Ses mains étaient aussi fragiles que celles d’un virtuose du piano. C’est pour cette raison, sans doute, qu’il évitait soigneusement les détours au practice et qu’il s’offrait régulièrement des breaks de trois ou quatre mois durant lesquels il ne touchait pas un club ! Rassurez-vous : il revenait de ces congés sabbatiques sans avoir perdu une miette de son génie.

Bobby Jones était un magicien de la balle. Un club à la main, il en faisait son jouet, la caressait, la domptait, la fouettait, au gré de son humeur ou de son inspiration. Il n’avait nul besoin de travailler ses coups : chez lui, tout était naturel. Surnaturel !

Comment s’étonner, dans ce contexte, que cet homme hors norme fut le premier – et le seul à ce jour – à relever l’impossible défi : remporter, la même année, les quatre tournois du Grand Chelem : l’US Open, le British Open, l’US Amateur et le British Amateur.

« Un Grand Chelem historique »

Bobby réussit cet exploit en 1930, à l’âge de 28 ans. Jusque-là, il avait garni son palmarès de nombreuses autres grandes victoires, dont 4 US Amateur, 3 US Open et deux British Open. Mais il s’était mis en tête de réussir ce fameux Grand Chelem, considéré comme un mirage absolu.

Il posa la première pierre de l’exploit, au mois de mai, sur le parcours de St.Andrews, lors du British Amateur, le seul Major qu’il n’avait pas encore accroché à son tableau de chasse. L’endroit ne lui rappelait guère de bons souvenirs : c’était sur ce même links écossais qu’il avait participé à son premier British Amateur, en 1919. Il avait d’ailleurs si peu apprécié le parcours qu’il avait déchiré sa carte, dégoûté par le vent, la pluie et les bunkers. Génial côté pile, l’artiste pouvait être détestable côté face.

Mais en 1930, au sommet de son art et enfin conscient de fouler un terrain d’exception, Bobby Jones survola les débats devant un public subjugué, dominant en finale un Roger Wethered tétanisé (7&6). Et soudain St.Andrews, berceau du golf, lui apparut comme une terre sainte…

Fort de ce succès de prestige, il poursuivit son périple en remportant, haut la main, le British Open sur le links du Royal Liverpool malgré un dernier tour hésitant où il signa même un triple bogey sur un trou. Un petit revers dont il était coutumier lorsque sa domination était trop flagrante…

Avec déjà deux titres dans sa besace, le génie d’Atlanta pouvait retourner au pays la tête haute pour parachever son œuvre. Il ne s’en priva pas ! Sur le parcours d’Interlachen, dans le Minnesota, les conditions climatiques – chaleur et humidité – étaient très différentes de celles des îles Britanniques. Mais Jones, lui, était dans le même état d’esprit. Impérial, il dicta sa loi de bout en bout, terminant le tournoi sous le par (un véritable exploit à l’époque) en s’offrant au passage quelques coups inédits : comme cette balle qu’il fit ricocher volontairement sur l’eau pour mieux la faire rebondir sur le green. Du jamais-vu…

Il restait au héros, engagé sur une voie royale, à remporter l’US Amateur, probablement la levée la plus délicate. Le tournoi se déroulait à Merion, près de Philadelphie. Conscient d’être en train d’écrire la plus belle page de l’histoire du golf, Bobby Jones sortit son plus bel arsenal de coups. Souverain, il domina Sweetser 9&8 en demi-finale et humilia Homas 8&7 en finale devant 18.000 spectateurs ébahis par ce champion issu d’une autre planète.

En l’espace de cinq mois, de mai à septembre, Bobby Jones venait de repousser ses limites et d’entrer définitivement dans la légende, réussissant l’impossible exploit et conjuguant le golf au plus que parfait.

« La magie d’Augusta »

Tout auréolé de ce Grand Chelem mythique, que pouvait encore espérer Bobby Jones, champion gâté et repu ? Rien. Après une parade dans les rues de Broadway, où le Tout-New York lui rendit un hommage de chef d’Etat, il annonça son retrait de toute compétition. A moins de 30 ans. Amateur et fier de l’être, il prit pour excuse de devoir assurer son avenir financier : le golf ne lui avait pas rapporté un dollar, toutes ses primes de victoire filant systématiquement au second classé !

En vérité, le champion était las de dominer, sans partage et sans effort, le golf mondial. Il n’avait pas d’adversaire à sa taille et même les parcours pliaient volontiers sous le poids de son talent. En l’espace de huit années (de 1923 à 1930), Bobby Jones s’était offert la bagatelle de treize tournois du Grand Chelem. En tout et pour tout, il avait disputé 52 tournois et il en avait remporté 23 ! Une moyenne à faire pâlir Tiger Woods en personne ! Il aurait pu poursuivre sa carrière durant de nombreuses autres années et pulvériser tous les records mais, fidèle à ses principes, il préféra ranger son sac dans sa cave et passer à autre chose !

Retraité, Bobby Jones toucha d’abord les dividendes de sa gloire, tournant notamment deux films à Hollywood. Puis, toujours en quête d’absolu, il se mit en tête de dessiner le plus beau parcours du monde. Un parcours à son image : parfait, net, imbattable. Où il faudrait réussir chaque fois le coup idéal sous peine de se retrouver en péril. Un parcours impossible, comme son Grand Chelem. Ainsi naquit l’Augusta National, théâtre incontournable du prestigieux US Masters.

Il commença par acheter le terrain à la famille d’un horticulteur belge, le baron Mathieu Edouard Berckmans, spécialisé dans les floralies mais ruiné par la Grande Dépression de 1929. Puis, en compagnie d’un architecte britannique renommé, Alister MacKenzie, il prit son plus beau crayon pour dessiner, un par un, les trous de ce parcours improbable. Il pensa au moindre détail, baptisant même chaque trou du nom d’une fleur. Trois ans plus tard, en 1934, la première édition du Masters voyait le jour et les joueurs, médusés, découvraient ce dix-huit trous insensé, mélange de paradis et d’enfer. Un véritable jardin botanique balisé par des greens diaboliques et de multiples pièges. Installé sur la terrasse de sa villa de bois blanc, jouxtant le trou n°10, Bobby Jones assista longtemps, en première ligne, au tournoi. L’œil à la fois amusé et fier.

Sa fin de vie fut, hélas ! marquée par la souffrance. Revenu fragilisé de la Deuxième Guerre mondiale, touché par un virus et atteint de syringomyélie, une grave maladie de la moelle épinière, il mourut après une longue agonie le 18 décembre 1971, à l’âge de 69 ans, laissant le plus bel héritage qu’un golfeur puisse offrir à ses descendants.

Chaque année, lors du Masters, il n’est pas un joueur qui ne songe à rendre hommage à ce champion d’exception, unique en son genre, toutes disciplines confondues. Certes, Robert Tyre Jones Junior n’a pas le plus beau palmarès de l’histoire. Mais il restera, quoi qu’il arrive, le premier à avoir réussi le Grand Chelem et le créateur de la huitième merveille du monde pour tout golfeur qui se respecte : l’Augusta National.

S’il existe un parcours de 18 trous au paradis, on espère qu’un jour Bobby Jones et Tiger Woods puissent le jouer ensemble. En match-play, évidemment. Et pour le plaisir. Bobby Jones a gardé son statut d’amateur…

Members Only partner and editor

Comments are closed.