Voici 50 ans, le 15 juin 1969, Jacky Ickx, entre dans la légende du sport automobile. Parti bon dernier après avoir choisi de traverser la piste en marchant, le jeune pilote belge remporte ses premières 24 Heures du Mans…


Après avoir dû faire l’impasse sur les 24 Heures de 1968 suite à votre accident (jambe cassée) lors du GP du Canada de F1, vous débarquez à l’édition 1969 des 24 Heures du Mans au volant de la Ford GT 40, la voiture tenante du titre. Pourtant, ce sont les Porsche 917, véritables bolides homologués par le constructeur allemand, qui partent favorites…

 

Jacky Ickx : « Oui. Quand j’arrive au Mans cette année-là, je sais que nous ne possédons pas la voiture favorite de l’épreuve. Mais il faut replacer tout cela dans son contexte. A l’époque, les 24 Heures du Mans avaient plus de rayonnement que le championnat du monde de Formule 1. C’était le principal événement de la saison en circuit. Le rendez-vous à ne pas manquer car les endurances prévalaient sur les Grands Prix de F1. En 1969, avec la Ford GT 40, au milieu d’une armada de Porsche, tu n’es nulle part ! Mais il faut savoir que j’avais eu l’occasion d’essayer la 917, quelques semaines plus tôt, sur la portion sud du Nürburgring et je peux vous dire que cette voiture était très compliquée à piloter… Très déroutante. Ceci dit, nous ne sommes pas du tout les favoris de cette édition, comme le confirme d’ailleurs notre résultat en qualifications où nous terminons en treizième position. Il n’empêche : à cette époque-là, les aléas mécaniques rendent la course d’endurance beaucoup plus incertaine qu’aujourd’hui. Ce qui compte alors, c’est de durer, de continuer à rouler ! Maintenant, les 24 Heures du Mans se roulent à fond. Ça passe ou ça casse et, le plus souvent, cela ne casse pas… En 1969, on n’est pas du tout dans cet état d’esprit. »

« Il y a beaucoup de monde qui a dû se demander quelle mouche m’avait piqué !»

Ce qui nous amène au jour du grand départ. Ce 14 juin 1969 qui marquera à jamais l’histoire des 24 Heures du Mans. Avancé à 14 h, pour raisons d’élections présidentielles, le départ est, pour la toute première fois, filmé en direct par l’ORTF avec des moyens colossaux pour l’époque. Un Breguet Atlantic filme la course vue du ciel et l’événement est suivi, en direct, par des milliers de téléspectateurs. C’est là que vous décidez, plutôt que de courir vers votre voiture, comme le veut la tradition, de traverser la piste en marchant… Quand vous vient cette idée ? Et pourquoi ?

 

« Depuis quelques années, le sport automobile découvre le harnais de sécurité. La question fait débat chez les pilotes. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que cet élément de sécurité n’est pas un must. Certains choisissent de l’adopter, d’autres y restent farouchement opposés, estimant qu’il vaut mieux être éjecté de la voiture, plutôt que de rester coincé à l’intérieur de celle-ci. En Formule 1, Jacky Stewart et quelques autres pilotes mènent une lutte acharnée pour davantage de sécurité. Mais en endurance, la révolte ne gronde pas. Il n’empêche que de nombreux pilotes sont grièvement accidentés lors des 24 Heures du Mans, notamment dans la ligne droite des Hunaudières, où les chicanes n’existent pas, ou dans la portion très compliquée de Maison Blanche. L’endurance était source de danger. Le décès de Lucien Bianchi quelques semaines plus tôt et l’accident de Willy Mairesse l’année précédente l’avaient encore prouvé. Dans ce contexte, la vraie question qui se pose pour moi est de savoir si ça vaut le coup, en partant treizième sur la grille, de prendre des risques inconsidérés pendant une heure et demie, parfois à plus de 300 km/h, en essayant d’attacher un harnais de sécurité, ce qui est un vrai défi à l’époque… et même quasi impossible. Ce qui revient à dire que l’on ne s’attache pas durant toute la durée du premier relais. »

Est-ce que cette décision a été facile à prendre ?

« Oui, d’autant plus facile que, comme je l’ai dit, nous n’étions que treizièmes sur la grille de départ. Le temps perdu à marcher et à m’attacher n’allait pas fondamentalement ruiner ma course. Je savais que pour gagner cette course, il faudrait que des aléas interviennent. Si j’avais été en pole position sur la Porsche, j’aurais peut-être fait un autre choix. Mais pas sûr… Le contexte de l’époque est très dur. Notamment en F1 où vous partez le vendredi et vous n’êtes vraiment pas sûr de rentrer chez vous le lundi ! Mais j’étais le pilote de pointe chez Ford, donc je pouvais me permettre plus de choses. Cette décision, je l’ai prise tout seul et, d’ailleurs, je n’en avais parlé à personne. Il y a beaucoup de monde qui a dû se demander quelle mouche m’avait piqué ! Ils n’ont compris que plus tard. Avec le recul, cette édition de 1969 des 24 Heures du Mans restera comme un moment important de l’histoire de cette épreuve. Parce que j’ai traversé en marchant, mais aussi parce que le destin et la Providence s’en sont mêlés. »

« Si j’avais terminé deuxième, j’aurais simplement été un type qui a perdu une course pour cent vingt mètres en faisant le malin. »

Le destin qui, dès le premier tour, frappe le pilote privé John Woolfe. Le gentleman-driver britannique, le seul à avoir pu acquérir une toute nouvelle Porsche 917, perd le contrôle de son bolide à Maison Blanche et est éjecté de sa voiture disloquée…

« Sincèrement, dans ces circonstances, je me serais bien passé d’avoir eu raison. Même si ce type de départ a ensuite été abandonné aux 24 Heures du Mans, il aura fallu de nombreuses circonstances pour façonner l’histoire de cette édition mythique qui s’est finalement jouée au terme d’une bataille intense et d’une fin de course mémorable… »

 

Après les ennuis des Porsche 917 de tête, vous prenez les commandes en fin de matinée mais derrière vous, à un tour, la Porsche 908 de Herrmann et de Larrousse tourne plus vite. Comment avez-vous vécu ce mano a mano incroyable et ce duel d’hommes face au chevronné pilote allemand ?

« Pendant plus de trois heures, l’incertitude quant à la victoire a été totale. On aurait voulu écrire ce scénario au préalable, on n’y serait pas parvenu. Car les ravitaillements tombent au même moment, on effectue nos changements de roues en même temps. Nous nous retrouvons dans l’impossibilité de faire un écart substantiel. Nous restons toujours à vue. »

Tous les ingrédients sont réunis pour une fin de course haletante, filmée pour la première fois en direct par l’ORTF. Le suspense est à son comble en entamant ce que tout le monde croit être le dernier tour…

« Je passe la ligne en premier, après avoir observé, au fil des tours, qu’il fallait absolument que je puisse bénéficier de l’aspiration de la Porsche en fin de ligne droite des Hunaudières pour passer au freinage avec des freins plus frais. Mais alors que je crois la course gagnée, tout est remis à zéro car il manque quelques secondes pour boucler les 24 Heures… »

« Pourquoi Le Mans reste une course passionnante ? C’est parce qu’elle n’est jamais ni gagnée ni perdue totalement. »

Voilà donc la Ford GT 40 n°6 aux couleurs Gulf et la Porsche 908 blanche relancées pour l’ultime boucle de vérité. Que vous est-il passé par la tête durant ce tour ?

« Beaucoup de choses. Mais je me suis d’abord demandé si j’avais suffisamment de carburant pour aller au bout ! En réalité, il y avait plein de paramètres à gérer. Ma seule certitude était qu’il fallait être devant au bout de la ligne droite des Hunaudières pour gagner. Car le passage de Maison Blanche jusqu’à la ligne d’arrivée m’était favorable. Cela s’est joué sur un détail. Un moment, au milieu de la ligne droite, j’ai ralenti de manière substantielle en mettant le clignotant à droite, dans l’espoir qu’il pense que j’étais en difficulté. Je sais que j’ai créé le doute dans son esprit car il s’est décidé à passer beaucoup plus tard qu’il n’aurait dû. C’était l’erreur à ne pas commettre… »

 

Une erreur… de débutant alors qu’à 41 ans, c’était bien lui le pilote le plus chevronné des deux !

« Hans Herrmann est un pilote brillant, un grand monsieur et je suis vraiment désolé qu’il ait été poursuivi pendant toutes ces années pour s’être fait battre au terme de ce duel mémorable. Mais je reste persuadé que l’erreur de Porsche a été de préférer l’expérience à la jeunesse. Si, pour l’explication finale, ils avaient confié le volant à Gérard Larrousse, cela se serait sans doute déroulé différemment. »

  

Mais l’histoire retiendra que Jacky Ickx a remporté cette course historique après avoir démarré bon dernier en traversant la piste en marchant au départ et pris le temps d’attacher son harnais.

« Vous vous rendez bien compte que si je n’avais pas finalement remporté cette course, nous ne parlerions pas du tout de la même chose aujourd’hui. Si j’avais terminé deuxième, j’aurais simplement été un type qui a perdu une course pour cent vingt mètres en faisant le malin. On dit toujours qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire. Mais c’est vrai. Pourquoi cette course du Mans reste la plus passionnante ? C’est parce qu’elle n’est jamais ni gagnée ni perdue totalement. »

Et là, elle a été gagnée avec brio, suspense et avec le plus petit écart qui n’ait jamais existé dans l’histoire des 24 Heures…

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