A la découverte de l’île de Bornéo, la plus grande jungle du monde, à bord d’un voilier qui rappelle les épopées marines des explorateurs. Où l’on convoque les écrivains Joseph Conrad et Henri Vernes, le marin-aventurier James Brooke, les derniers orangs-outangs et l’avenir de la planète.


Sur le vaisseau, tout est paisible, agencé pour le confort et la convivialité. Même si les majestueuses voiles du « Star Clipper » et ses allures de corvette des mers du Sud du temps des marins-explorateurs exhalent déjà un parfum d’aventure, ce n’est qu’une fois sur terre que les images de grands singes, de plantes carnivores, de jungle impénétrable, de coupeurs de têtes et de romans d’aventures exotiques déboulent de notre imaginaire pour se concrétiser.

Bornéo. Une immense jungle posée à la croisée de plusieurs océans et dont la densité camoufle ses habitants, leur culture et leur destin. Quand on débarque du « Star Clipper », dont le nouvel itinéraire offre de découvrir confortablement cette destination a priori réservée aux aventuriers et aux trekkeurs, il est impossible de déterminer où l’on se trouve. On passe presque instantanément d’un port industriel qui concentre les inquiétudes écologiques de la planète — extraction minière, déforestation, huile de palme — à la forêt tropicale au cœur de laquelle se joue le sort de milliers d’espèces animales et végétales en grand péril. Entre ces deux pôles attractifs, des mangroves, des routes bordées de palmiers et de moulins à huile, de moins en moins de rizières et trois pays qui se partagent ces terres sauvages : Malaisie, Brunei et Indonésie.

« La forêt sert de magasin et d’hôpital et elle n’exige pas de taxes… »

On embarque à Kota Kinabalu, la partie malaisienne du nord de l’île baignée par les mers de Chine, de Sulu et des Célèbes, dominée par le mont Kinabalu, 4.000 m, et traversée par le fleuve Rajang, 640 km depuis les forêts d’altitude jusqu’aux mangroves de son delta qui a vu débarquer des générations de migrants. On y comptabilise près de deux cents langues mais l’anglais est couramment utilisé.

Les quais sont couverts de containers renfermant l’or rouge tellement controversé : l’huile de palme qui cause la disparition de cinq terrains de foot de forêt primaire par minute sur cette île-sanctuaire qui renfermerait la plus grande richesse animalière du monde et un fabuleux écosystème. Rien que cette année, on y a découvert le plus grand arbre tropical de la planète — 100 m de haut, 40 m de diamètre et 80 tonnes sans les racines — et on y a décrypté des représentations rupestres datant de 4.000 ans. Dans la même province de Sabah, une fois par an, éclot la Rafflesia, la plus grande fleur du monde.

Cette destruction de la forêt primaire, leur habitat naturel, l’abattage pour la viande et le kidnapping menacent sévèrement les espèces, particulièrement les orangs-outangs, proches de l’extinction. Bornéo est un paradis en proie à des comportements infernaux et s’y rendre impose une prise de conscience.

Bains de boue et cité lacustre

La première escale du « Star Clipper », Pulau Tiga, est un sanctuaire pour de nombreuses espèces de lézards géants, de singes et de serpents. Mise en bouche de la nature sauvage qui attend les excursionnistes dans les jours à venir, avec une jungle en bord de plage et des bains de boue volcanique.

La seconde est une parenthèse, à la fois sur le territoire malaisien et dans le monde. A Bandar Seri Begawan, capitale du sultanat du Brunei, lorsqu’on coupe un arbre, il faut payer et replanter le même. Côté population, la ségrégation est toujours bien réelle entre les « water people » et les « land people », les premiers appartenant aux classes supérieures et instruites. Ainsi, Kampong Ayer, la plus grande cité lacustre du monde, 40.000 habitants, fonctionne comme une ville moderne : électricité, écoles, police, poste, assainissement et transport fluvial. Les maisons, les plus récentes en bois composite écolo, y sont plus grandes que sur terre et il y fait plus frais. La descente en pirogue de la Brunei River, sanctuaire des singes au long nez, et la visite du Royal Regalia Museum — avec la reconstitution grandeur nature, parade et procession, de la cérémonie du couronnement du sultan ! — sont incontournables.

Une vie rythmée par la nature

A Miri, ville-phare de l’Etat du Sarawak, ministres et officiels sont à quai pour accueillir la première croisière à accoster dans ce port réservé aux activités pétrolières. La région vaut pour le nombre imposant de tribus indigènes qui y subsistent, dont l’ethnie des Ibans qui perdure un mode de vie rythmé par les saisons. Ces anciens coupeurs de têtes ne pratiquent plus et quelques rares trophées sont encore conservés à l’entrée des maisons. Les Ibans sont aussi ceux qu’on rencontre dans les dernières longhouses, cet habitat à rallonge qui peut atteindre un km et abrite un clan et ses familles. En voie de disparition, ces maisons-villages hébergent aujourd’hui des petits centres artisanaux et des parkings, et les plus spectaculaires sont réservées aux festivités et aux visites touristiques.

Dans le Miri National Park, les rangers dénoncent systématiquement la destruction de la forêt primaire. Les rhinos et les orangs-outangs ont disparu. Les martinets, ces oiseaux qui construisent les célèbres nids d’hirondelles de Niah Cave, sont également en diminution. On leur confisque trop rapidement leurs nids et on pollue leur espace. Heureusement, nos éclaireurs dans la jungle profonde connaissent bien leur pays. Et les entendre discourir sur les différentes tribus et raconter la vie des arbres est un plaisir doublé d’un enseignement.

« Comportez-vous en animal, il ne pollue pas ! »

Dave, guide dans le Similajau National Park, résume le dilemme de la population. « Vous sentez cette odeur d’ammoniac ? Ce sont les fertilisants pour les plantations de palmes. Le gouvernement a pris les terres de ma famille pour les vendre aux grosses compagnies. Nous souhaitons évidemment profiter du progrès et connaître le développement. Mais nous voulons également préserver la nature qui nous apporte tout. Ce n’est pas spirituel, c’est pragmatique. Tout vient de la forêt. Elle sert de magasin et d’hôpital et elle n’exige pas de taxes, tout est gratuit. » Et de démontrer par l’exemple les facultés de cette nature : les lianes-réservoirs d’eau, les arbres qui jouent les panneaux solaires ou qui soignent, le meranti pour construire les bateaux, le latex pour chasser le poisson. « Si nous transformons les forêts primaires en parcs nationaux protégés, cette nature sera réellement protégée et procurera des jobs aux jeunes qui ne devront plus dépendre du pétrole, du gaz ou de l’huile de palme. Le tourisme écologique peut nous aider, les gens doivent pouvoir venir sur place pour comprendre les enjeux. J’ai assez étudié la question que pour abandonner mon bon salaire comme travailleur sur une plate-forme pétrolière et me consacrer à cette cause. » Et de rappeler au groupe les règles de bonne conduite en territoire fragile : « Les animaux ne produisent pas de détritus, il n’y a que les humains qui font cela. Comportez-vous en animal ! » Pour les humains, il faudra revenir. La fête des moissons immobilise tout le pays pendant trois jours et aucune excursion n’a prévu de participer aux agapes.

Le peuple de la jungle, pelage roux et regard doux

Après une journée en mer de Chine, propice à préparer les visites avec des conférences sur la Route des Epices, l’histoire de Bornéo, le destin du rajah blanc James Brook et les enjeux géopolitiques de la région, Kuching offre d’enfin visiter une ville et d’y rencontrer ses habitants. Loin de l’agitation effervescente des grandes cités asiatiques, la capitale du Sarawak est néanmoins très cosmopolite et déroule les images d’un véritable kaléidoscope de cultures à travers ses quartiers chinois ou indien, les temples, les églises et les mosquées, les bazars où l’on s’équipe de sarongs indonésiens, de service à thé chinois ou de porcelaine italienne et les centres commerciaux pour la clim. Et un waterfront agréable, entre petites shophouses bringuebalantes et adresses plus trendy pour une très bonne cuisine. Le futuriste Golden Anniversary Bridge permet aux piétons de se rendre sur l’autre rive où trônent les bâtiments officiels et le grand marché mais les Malais continuent de proposer la traversée à bord de petits tambangs, des sampans qui sont à la fois taxi, bateau de mini-croisière, barque de pêche et maison flottante.

C’est à seulement quelques kilomètres de la ville que la rencontre avec « le peuple de la jungle » est prévue. L’espèce de grands singes la plus gravement menacée de la planète — ils ne survivent qu’à Bornéo et à Sumatra et les femelles n’ont une portée que tous les 9 ans — est menacée par le braconnage et la déforestation. « Je ne vous promets pas d’en voir, ils ont besoin d’un hectare par individu pour s’épanouir et ils déménagent et reconstruisent un nid tous les jours », avertit le guide du Semenggoh Nature Reserve Park. C’est pourtant là, sur le territoire de ce centre de réhabilitation des « hommes des forêts » (97% de l’ADN de l’être humain) qui œuvre à la remise en liberté des primates orphelins, sauvés de l’abattage ou réchappés de la captivité, qu’on peut les rencontrer plus facilement.

A condition d’arriver à l’heure où les rescapés savent qu’ils trouveront une partie des 30 kg quotidiens de bananes ou de mangues à dévorer sans devoir les chercher ou d’avoir l’œil vif et la tête en l’air, on peut même croiser leur regard extrêmement doux. Evoluant dans la canopée, à des dizaines de mètres du sol, se baladant de liane en liane au gré d’un itinéraire savamment préparé ou triomphant à la cime des arbres, visage allongé, barbe de trois jours et pelage roux, yeux malicieux et grande bouche qui gronde ou hurle selon la menace ou l’humeur. C’est à la fois émouvant et fascinant, surtout quand on connaît les circonstances de leur extinction en cours et qu’on sait que ce retour à leur habitat naturel pour seulement une petite partie est un objectif qui pèse peu face aux dommages causés à l’écosystème de l’île.

« 100% nature, pas de hauts talons ! »

Les gibbons et les nasiques, les macaques à longue queue ou encore les langurs argentés connaissent la même menace. Au Bako National Park, petit par sa taille mais géant par la diversité de sa faune et de sa flore, on les croise entre les falaises qui plongent dans l’océan et la forêt primaire à laquelle on accède en pirogue au départ du village de Bako. Différentes randos y sont proposées, de la plus soft, côté plage, à la plus aventurière qui nécessite d’escalader des rochers et des racines géantes, et aucun guide n’est nécessaire. Il faudrait être aveugle ou sourd pour ne pas voir et entendre une faune extravagante. Sinon, les singes à longue queue et les crocodiles, eux, sont moins fréquentables. Il fait chaud, moite, on escalade des lianes géantes en se demandant si certaines ne sont pas des serpents endormis, on frôle des plantes carnivores, les insectes vrombissent, les oiseaux hurlent, les feuilles bruissent, bercées par le faible vent ou par la présence d’un animal qui nous observe. Puis, apparaissent les plages porteuses de formations géologiques improbables et cette mer de Chine, poche bordurière du Pacifique qui relie Bornéo au continent — Malaisie au nord, Indonésie au sud —, où nous accostons après deux jours en mer.

Si quelques escales sont à retravailler, la nouvelle route imaginée par Star Clippers est un enchantement pour les amoureux de la nature. Les rangers l’annoncent dès le pied à terre. « Si vous voulez faire du shopping, allez à Kuala Lumpur. Ici, c’est 100% nature, pas de hauts talons. » Le vaisseau représente à lui seul une aventure. Celle qui accompagne le lever de l’ancre, sur la musique envoûtante de Vangelis célébrant Christophe Colomb, auquel tous peuvent participer — larguer les amarres, hisser les voiles, dénouer les cordages, tenir la barre. Celle qui consiste à vivre une croisière à la voile et à l’ancienne sur une goélette où la passion de la mer et des belles heures de la conquête maritime suinte des bois exotiques, des voilures (3.365 m2) et de l’équipage pour une expédition à la fois exotique et romantique.

Members Only freelance reporter

Comments are closed.